mercredi 3 octobre 2018

UN GRAND FEU DE JOIE - Partie 2/5








PARTIE 2/5




Ils s’engagèrent dans les escaliers qui menaient à l’une des caves de la maison forte. Merillac était rarement descendu à cet endroit. C’était le travail des servants. Et, il devait bien l’admettre, il détestait la noirceur du lieu. Même en ce moment, il se sentait plus à son aise au-dehors. Quelque chose ici lui rappelait la bête furieuse des contes de son enfance, celle dont le corps gluant glissait le long des murs sombres pour mieux s’enrouler autour du cou de ses proies. Ils parvinrent devant l’entrée. Le chef de garde était de plus en plus nerveux.

― Alors Hert ? Les hommes attendent dehors. Les orcs seront bientôt là. Il faut partir.

― Juste un moment, si vous permettez.

À l’aide du trousseau de clés fourni aux supérieurs, Hert ouvrit la porte. Elle grinça sur ses gonds, dévoilant une pièce longue et noire comme la nuit. Merillac frissonna malgré lui. Sur sa gauche, il aperçut quelques étagères, vieilles comme le monde. Elles avaient été vidées de toutes leurs jarres de vin, de leurs jambons séchés et de leurs réserves d’eau douce. L’odeur n’était pas aussi forte qu’à l’habitude, signe que l’endroit avait été visité durant les dernières heures.

― Hert…

― Par ici.

Le locanentes se dirigea vers le fond de la pièce. Soupirant, Merillac se décida à le suivre. Il constata que ses pas soulevaient une poussière lourde. Des poutres de part et d’autre du mur soutenaient la cave. Elles s’enfonçaient dans la terre comme les pattes d’une monstrueuse araignée. Les deux hommes dépassèrent un couloir et arrivèrent à une autre porte, que Hert ouvrit de nouveau. Ils parcoururent une quinzaine de mètres dans une obscurité presque totale. Autour d’eux, une épaisse couche de torchis jaunâtre s’étalait entre les pierres.

― Damnées catacombes, grogna Merillac. Qui vient encore ici ? On n’y garde rien. Même les corps embaumés des ancêtres d’Enguerrand ont été déplacés au cimetière.

Il y avait pourtant quelque chose. Au bout de quelques pas, Hert s’arrêta devant une forme haute recouverte d’un sac de toile. À cet endroit, une lumière pâle venue de la cave éclairait le lieu.

― Qu’est-ce que c’est que ça ?

Sans répondre, le jeune soldat saisit le tissu et, d’un geste large, le jeta au sol. Face aux deux hommes apparut un tonneau cerclé de métal. Il était barré d’un trait de peinture rouge sombre. Merillac eut un mouvement de recul.

― Qu’est-ce que cette chose fait là ?

Son gendre se tourna vers lui.

― Vous vous souvenez de ce matériel qu’on a fait venir d’Olangar il y a huit mois pour extraire le fer dans les collines de Bardoem ?

Merillac demeura immobile.

― La poudre noire… souffla-t-il. Celle que l’on croise avec du mildur. Je croyais que tout avait été utilisé pour entamer la roche.

― Presque tout. Il n’y avait plus que ce tonneau. Et vous savez comme moi qu’aucun noble de province n’est autorisé à conserver cette mixture explosive.

― Les lois d’Olangar l’interdisent. Enfant maudit, que s’est-il passé ?

Hert hocha la tête.

― Quand il s’est rendu compte qu’il restait de la poudre noire, le seigneur d’Enguerrand m’a demandé, avec quelques gars, de stocker le tonneau ici, et de tenir ma langue. Il pensait que ça pouvait être utile en temps de guerre.

― En temps de… Sang des dieux !

Le chef de garde recula d’un pas en fixant le tonneau.

― Et si quelqu’un avait découvert ça ?

― Aucun risque. Les servants n’ont pas la clé pour passer la seconde porte.

― Tu ne m’as pas prévenu ! rugit Merillac.

Son subalterne plissa les lèvres.

― Navré, Sigmon. Il se trouve que j’étais de surveillance à la carrière à ce moment-là. Si Hémon vous avait trouvé, c’est à vous qu’il aurait confié la mission de ramener le tonneau et c’est moi qui n’en aurais rien su. Ai-je eu tort ?

« Sigmon ». Il était rare que Hert l’appelle par son prénom, spécialement pendant les heures de garde. Merillac balaya l’air de la main.

― Par l’Enfant maudit, c’est d’Enguerrand qui a eu tort ! Jamais cette chose n’aurait dû se retrouver là ! Pense un peu… Les chambres d’Evyna et d’Andréan se trouvent dans cette tour ! Et le baraquement des gars est juste à côté !

― Aucun risque, répéta Hert. Rien ne brûle ici. Et… ce qui se trouve dans ce tonneau ne suffirait pas à flanquer le bâtiment par terre si ça explosait ici. Au-dessus en revanche…

Dans le noir des catacombes, Merillac s’immobilisa.

― Au-dessus ?

― Sigmon… Quand les orcs seront là, ils mettront la maison forte à sac et tôt ou tard, ils fouilleront les étages de la tour. Imaginez que nous condamnions tous les accès sauf la porte du bas qui donne sur les escaliers. Imaginez que ce tonneau se trouve dans le scrimvero et qu’il explose au bon moment.

Merillac ne bougeait toujours pas.

― Avec tous les livres que contient la bibliothèque, murmura-t-il. Enfant maudit… ça provoquerait un incendie terrible.

Hert lâcha un sourire froid.

― Un feu de mort pour eux, et un grand feu de joie pour nous.

Merillac pesta de nouveau.

― Ça implique qu’un gars reste là pour allumer la mèche, tu y as pensé ? Et par le sang des dieux, d’Enguerrand m’a confié la garde de la maison forte, il ne m’a pas demandé de la détruire !

― Je suis volontaire pour être celui qui fera exploser le tonneau, répondit Hert sur un ton calme. Quant à la maison forte…, ça me désole, mais si on ne le fait pas, les orcs s’en chargeront, vous le savez aussi bien que moi.

Les fumées d’Ymer.

Merillac s’en souvenait parfaitement. Il les avait vues dans le lointain : cela signifiait des morts par centaines chez les gars de la province voisine. Il regarda autour de lui, comme si le lieu avait déjà cessé d’exister.

― Un grand feu de joie, prononça-t-il, amer.




***




Le reste n’était que détails et Merillac n’essaya pas de dissuader Hert. Sans doute parce qu’une partie de son âme refusait aussi d’abandonner la place aux orcs sans combattre.

Comment s’échapper ? C’est simple. La chambre du lèniste donne sur la bibliothèque. La fenêtre n’est pas munie de barreaux. Un tracé de poudre suffisamment long… Une échelle de corde… J’aurai le temps de fuir. Laissez un cheval attaché au pont des daims, je le trouverai et je vous rejoindrai.
Les deux soldats ressortirent des catacombes et de la cave. À l’instant où ils passaient la porte, Merillac attrapa Hert par l’épaule.

― Écoute-moi bien ! D’accord pour ton plan. Deux gars vont t’aider à monter le tonneau dans le scrimvero et ils quitteront le lieu aussitôt. Mais par l’Enfant maudit, tu me promets deux choses. La première, c’est de ne pas en dire un mot à qui que ce soit, et surtout pas à Malek !

Hert acquiesça.

― Et la seconde ?

Le chef de la garde plongea son regard au fond du sien.

― Dès que tu as allumé cette mèche, tu déguerpis, tu m’entends ? Tu fiches le camp par cette fenêtre, tu descends et tu cours sans te retourner. Je ne veux pas que ma fille soit veuve à vingt ans. Et… pourquoi ?

Le jeune soldat tiqua.

― Je vous demande pardon ?

― Ce n’est pas ce lieu que tu as fait le serment de défendre. C’est sa population. Elle est loin. On est les derniers péquenauds à ratisser l’endroit. Le hameau est vide, notre travail consiste à renseigner Hémon sur ce qui arrive et à lui ramener tout ce qui se mange. Alors… pourquoi tu veux prendre ce risque ?

Cette fois, Hert ne sourit pas.

― Tout ce que j’ai eu, c’était ici. Cet uniforme. Ces galons. Votre fille. Je ne laisserai pas la charogne verte envahir la maison forte sans rien faire.




***




Quand il réapparut au grand air, les hommes virent que le chef de garde avait sa mine des mauvais jours. Ils l’ignoraient, mais le ceannere songeait à ce vieux conte de Malek Roken, celui où le commandant d’un navire de guerre se laissait sombrer avec son bateau dans la tempête. Ils ne le savaient pas non plus, mais Merillac pensait aussi à la bibliothèque, dans laquelle Hert Cassevar allait transporter un tonneau de poudre noire. Dans ses jeunes années, Sigmon avait eu la chance d’être initié à la lecture et à l’écriture par un prêtre des trois dieux, le prédécesseur du lèniste actuel. Très brièvement bien sûr. Encore maintenant, le vieux soldat butait sur certaines lettres. Le titre de certains ouvrages lui échappait. Mais grâce à son professeur, il s’était… intéressé ? Non, le mot était trop fort. Mais il avait passé du temps entre ces grandes étagères. Il avait feuilleté les livres. Et avant d’être happé par le métier des armes et la sécurité de la maison des Enguerrand, il en avait lu quelques-uns.

Celui des contes. Ce commandant de vaisseaux. Et il y avait d’autres histoires aussi. Celle du mercenaire qui pactisait avec l’Enfant maudit pour gagner une bataille. Celle du seigneur qui défiait un dragon des montagnes du Nord pour le cœur d’une belle dame.

Il se souvenait d’images. De détails. Face aux gardes qui le dévisageaient, il s’efforça de les refouler très loin dans son esprit.

Ils comptent sur toi. Hémon aussi.
Le vide et la solitude régnaient sans partage autour des soldats et des quelques paysans présents dans la cour de la maison forte. Une triste cour sans cages aux poules, sans enclos ni bestiaux, sans les incessants défilés des maraîchers et des lavandières. Il fallait garder les hommes en mouvement. Et, sang des dieux, les faire partir dans l’heure. Merillac tendit le bras vers les caisses encore au sol.

― Où en est le chargement ?

― Presque fini, répondit l’un des jeunes enrôlés. Mais ça pèse sérieusement sur les carrioles. Il va falloir attacher ça.

― Alors, faites-le ! aboya le chef de garde. Et toi, et toi…

Il désignait deux des soldats. Des gars dont il savait qu’ils ne poseraient pas de question.

― Filez en cuisine. Hert a un travail pour vous.

Ils s’exécutèrent tandis que Merillac empoignait une caisse. Malgré lui, il leva les yeux vers la fenêtre de la bibliothèque.

Quand même, c’est moche… Faudrait pas au moins que je m’en occupe moi-même ?
Ça ne l’effrayait pas. Et il y avait cette tentation de faire tomber lui-même la tour sur les bêtes sauvages qui envahissaient le royaume. Mais non, il ne le pouvait pas. Il avait juré à Hémon qu’il escorterait et protégerait le dernier convoi en partance de la maison forte. Pas question de laisser les hommes quitter le domaine sans lui. Quant à Hert…

… Hert, Enfant maudit…
… c’était un bon bretteur, un sacré combattant. Il était vif et souple. Il n’aurait aucune difficulté à faire ce qu’il avait annoncé puis à rejoindre très rapidement la petite troupe. Lui pouvait prendre le risque. Et ses arguments…, eh bien, ils n’étaient pas dénués de sens ni de logique. Les orcs allaient évidemment explorer la tour. On pouvait en tuer vingt, ou peut-être trente avec de la chance, en faisant sauter le tonneau dans la bibliothèque au bon moment. Quelques dizaines d’ennemis contre un bâtiment qui serait incendié de toute façon. Cela en valait la peine.

Les livres.
Sigmon grogna. Il saisit une autre caisse et la chargea dans la carriole la plus proche en serrant les dents. Il n’avait pas peur de rendre compte de l’action d’Hert devant Hémon d’Enguerrand. Mais à cet instant, le vieux soldat redoutait de croiser le regard de Malek, qui était venu prêter main-forte aux hommes dans la cour.




***

La suite mercredi prochain


1 commentaire:

Lady K a dit…

Quoiiii faut attendre une semaine ? C'est de l'abus ça !! :O ^_^
Pauvres livres... T_T