mercredi 10 octobre 2018

UN GRAND FEU DE JOIE - Partie 3/5








Partie 3/5







Ils pénétrèrent dans la bibliothèque en soufflant.

― Déposez le tonneau ici, ordonna Hert en désignant le centre de la pièce. Puis allez retrouver le chef de garde et les autres, je m’occupe du reste.

Les soldats s’épongèrent le front. La montée des escaliers avec l’énorme contenant n’avait pas été facile. Ils le firent rouler à l’endroit indiqué, puis reculèrent de quelques pas, comme si un mauvais esprit s’élevait au-dessus des planches cerclées de fer. Hert s’avança au milieu des étagères de livres. Quelques titres lui sautèrent aux yeux.

Traité de médecine d’Arman Descarion. Récits de guerre de Germin II. Mémoires de…

Locanentes, vous êtes sûr de ce que vous faites ?

Il tourna la tête. Jusqu’à présent, comme prévu, les gars n’avaient pas posé de question. Mais inévitablement, ils avaient deviné ce qui allait se jouer.

― Tout ira bien. Installez l’échelle de corde dans la chambre de Malek. Attachez-la au pied du lit s’il le faut. Et n’oubliez pas le cheval au pont des daims.

Tandis qu’ils se dirigeaient vers la petite pièce, le gendre de Merillac évalua les distances. Environ quinze mètres de traînée de poudre : c’était faisable. En fait, c’était même simple. En barricadant la porte du scrimvero, il bloquerait la voie aux orcs, et il aurait largement le temps de mettre le feu avant de s’échapper par la fenêtre. En quelques secondes, il toucherait terre. Ne resterait plus qu’à disparaître dans le petit bois tout proche, tandis que l’étincelle filerait vers le tonneau. Il devrait se contenter du bruit de l’explosion. Les camarades en revanche, depuis la route de Grignard, profiteraient du spectacle. Sans doute même qu’Hémon d’Enguerrand verrait les fumées depuis les monts du Sommeil.

Hert pouvait assurer l’affaire en faisant serpenter la poudre au sol – de quoi gagner quelques secondes de plus – et en disposant une partie de la matière sur les étagères. De cette manière, il multipliait les chances de provoquer un incendie rapide et violent. Le meilleur endroit ? Son regard tomba sur le rayon où Malek avait rangé les livres qui traitaient des comptes de la province.


Je commencerai par là. Qui ouvre des livres de compte ?


Le lèniste aurait rétorqué que l’on pouvait aussi découvrir l’histoire des Enguerrand à travers ces lignes de nombres.


Le grand-père d’Hémon a instauré la taxe sur les grandes parcelles : de quoi financer la construction des forges et des écuries de Delac et Cobriau. Et après lui, son fils a augmenté cet impôt pour permettre l’édification de cette tour. À l’époque, ce chantier représentait un tour de force architectural. Des artisans et des maçons sont venus de toutes les provinces et même d’Olangar… Tout est écrit là.


Hert ferma brièvement les yeux. Oui, il placerait de la mixture explosive sur les étagères des livres de comptes. Il se servirait de papier déchiré et chiffonné pour compléter la traînée de poudre. Pour ce qui était du scrimvero, inutile de s’embarrasser : pour obtenir le combustible nécessaire, il suffirait de faire basculer les deux grandes armoires qui contenaient les notes de Malek sur la vie quotidienne du domaine.


Il m’a expliqué une fois que cela lui tenait à cœur… qu’il écrivait chaque jour, même quelques lignes.


Depuis leur éviction à la tête de l’Université d'Olangar, qu’ils avaient administrée durant cinq siècles, les prêtres lènistes s’étaient dispersés dans le royaume. Ils avaient créé des bibliothèques et des écoles. Ils entretenaient avec la connaissance un rapport étroit, et leur credo les poussait à être des professeurs pour la population. Le plus souvent, ils obtenaient peu de résultats : il n’était pas facile de convaincre des familles d’envoyer leurs enfants étudier au lieu de travailler dans les champs ou les manufactures. Peu à peu, l’influence des lènistes s’était faite plus discrète. Les responsables de l’ordre peinaient à recruter de nouvelles ouailles. Cependant, toujours plongés dans ces ouvrages qu’ils faisaient venir de tout le monde connu – y compris des contrées elfiques –, ces prêtres hors du commun fascinaient le petit peuple. Ils éveillaient parfois les consciences, Hert le savait. Sa propre mère avait bénéficié de quelques apprentissages en mathématiques. Cela lui avait permis de continuer à gérer la boutique de son époux quand celui-ci était décédé prématurément. De fait, elle avait insisté auprès de ses fils pour qu’ils s’initient à la lecture.

Hert avait détesté ce moment de sa vie. Il avait plusieurs fois craché à sa mère que les petites lettres des lènistes ne remplissaient pas les assiettes. Systématiquement, elle lui avait fait la même réponse.


Plus tard, peut-être, tu me remercieras.


Aujourd’hui…, il ne savait pas. Il avait passé peu de temps dans ce lieu, même s’il appréciait bien Malek. Il le trouvait dévoué, attentif aux besoins des gens du hameau. Un instant, le locanentes laissa son regard errer sur les livres. Si le métier des armes l’avait moins accaparé… Peut-être…

Locanentes ? Vous allez bien ?

Le jeune chef du mur nord tiqua comme si une guêpe s’était posée sur son cou. Les deux hommes avaient installé l’échelle de corde. Ils étaient de retour dans la bibliothèque.

― Ici, tout ça… insista le soldat. Vous êtes certain que…

Son compagnon hésita avant de lâcher quelques mots à son tour.

― Je me rappelle bien de cet endroit. Mon frère y venait. Le prêtre lui montrait des gravures sur l’agriculture et sur les nouvelles machines qu’on utilise à Olangar.

Hert se força à répondre d’une voix glaciale.

― Tristan, nous parlerons de ton frère une autre fois. Faites ce que j’ai dit : rejoignez vos camarades en bas.

Comme il l’avait affirmé à son beau-père, il avait passé toute sa vie sur ces terres. Elles étaient la source de ce qu’il possédait, de ce qu’il était devenu. Laisser tomber le pays aux mains des barbares venus de l’ouest sans en tuer un seul… Par le sang des trois dieux, c’était hors de question. Ce serait pour les hommes surpris à Ymer et à Angerac. Pour tous ceux que la horde massacrait sur son passage.




***




― Nous y sommes, ceannere.

Il n’était que temps. La nuit était là. Le messager avait annoncé trois heures avant l’arrivée de l’avant-garde des orcs. Deux s’étaient écoulés depuisqu’il avait dépassé le mur d’enceinte au galop. Il fallait faire vite.

― On allume les torches ?

― Surtout pas ! grogna Merillac. Si la charogne verte repère les feux, on risque gros. Nous connaissons la route et avec un peu de chance, la lune daignera se montrer. En selle !

Les derniers chevaux avaient été sortis des écuries. Plusieurs étaient harnachés aux chariots. Le chef de garde mit le pied à l’étrier. D’un bond, il fut sur le dos de sa monture. À présent, une fumée fine s’échappait de sa bouche quand il respirait. Le froid était arrivé en même temps que l’obscurité. Les soldats sautèrent en selle à leur tour, et les paysans grimpèrent sur les carrioles. Le messager porteur de la mauvaise nouvelle tenait à peine sur sa bête. Il était toujours très pâle.

― Allons, en avant !

La petite troupe s’ébranla et prit la direction de la grande porte. Au-delà s’ouvrait la route du hameau. En bifurquant vers l’ouest puis vers le sud, les hommes atteindraient les monts du Sommeil en quelques heures. Il était improbable que les orcs suivent les fuyards jusque-là : au pied des montagnes, l’épaisse forêt d’Engre offrait une protection efficace. Aucune armée ne pouvait s’y aventurer sans risquer de s’y perdre. De surcroît, elle pourrait péniblement progresser sur les sentiers étroits qui serpentaient vers les hauteurs.

Devant le convoi, Merillac se retourna une dernière fois. Il regarda le domaine, les murs de la maison forte et la tour.


Hert.


Il était encore temps. Gravir les étages, intimer au soldat de tout arrêter.


Je n’étais pas lucide quand on s’est parlé dans les catacombes, je…


Ceannere ! Droit devant !

Le chef de garde tourna la tête. Face à lui, presque sous la porte, une dizaine d’yeux jaunes perçaient l’obscurité.




***




Au sol, la poudre ressemblait à une ligne de suie discrète.

Hert ne s’était pas résolu à y ajouter du papier déchiré. Un moment, il avait avancé la main vers un livre.


Voyages vers les duchés du Continent.


Le jeune soldat avait reculé, comme si une force le repoussait. À présent, il se tenait devant le bureau du scrimvero. Les dents serrées, il fixait les étagères de bois qui contenaient les notes de Malek. Le lèniste avait élégamment relié ses ouvrages au moyen de cuir souple. Malgré la nuit tombante, les couleurs se distinguaient encore. Le rouge noble. Le jaune soleil. Sur l’un des livres, le prêtre avait même reproduit l’emblème d’Olangar, un aigle représenté de profil. Il s’était lancé dans l’écriture d’une histoire du royaume. Il n’en était qu’aux prémices et il manquait de temps. Mais un jour qu’il en discutait avec Hert, il lui avait confié que si lui n’achevait pas l’ouvrage, d’autres le feraient.

― Il n’y aura pas ton nom dessus alors ?

― Peut-être pas, et qu’importe ? Les écrits sont tout ce qui compte.

Oui. Peut-être. Le locanentes n’avait jamais réfléchi à la question. À cet instant, quelque chose en lui le regrettait. Il dut se faire violence pour saisir l’une des armoires à deux mains et la faire basculer vers l’avant. Le bois rencontra le bois dans un fracas de tonnerre. Des dizaines de livres tombèrent ouverts sur le sol. Malgré lui, Hert grimaça. Il recula de trois pas et contempla le scrimvero dévasté. Puis il regarda la deuxième étagère.

― Que fais-tu là malheureux !

Le soldat fit volte-face. Malek Roken se tenait dans l’embrasure de la porte.




***

La suite mercredi prochain