lundi 1 octobre 2018

UN GRAND FEU DE JOIE - Partie 1/5







Un grand feu de joie








Une nouvelle dans l’univers d’Olangar

Bans et Barricades – Tome I (août 2018)
Bans et Barricades – Tome II (septembre 2018)









"… goose-stepping morons like yourself should try reading books
instead of burning them !"

(Professor Henry Jones – Indiana Jones and the Last Crusade)






― Les orcs arrivent !

Le cavalier entrait par la grande porte. Son cheval garda le galop en traversant la cour de la maison forte, et ne s’arrêta que devant les charrettes stationnées au pied de la palissade sud. L’après-midi était avancée. Le soir commençait tout juste à étendre ses ombres sur le hameau tout proche des murailles. À l’arrivée de l’homme, les quelques soldats et les paysans cessèrent aussitôt de charger les caisses de légumes secs et de viande salée sur les carrioles. Ils se précipitèrent vers le messager : celui-ci tomba de sa monture plus qu’il n’en descendit.

― Ils sont à Angerac ! Moins de trois heures d’ici !

Il n’était pas blessé. Mais il paraissait épuisé. Ses mains tremblaient. Pas seulement ses mains en fait. Tout son corps. Ceux de la place forte ne le connaissaient guère, mais ils l’avaient déjà vu à plusieurs reprises. L’homme servait dans la petite baronnie de Gern, toute proche. Il était éleveur, assez riche pour posséder sa propre bête, et il portait parfois les nouvelles entre les provinces. Hémon d’Enguerrand – le seigneur de ces terres et de la maison fortifiée – le rémunérait pour savoir ce qu’il se passait chez ses voisins.

Hert Cassevar se détacha du groupe de soldats. À vingt-trois ans, le locanentes – « second » dans le patois local – commandait les cinq hommes du mur nord, sous l’autorité du chef de garde Merillac. Il en faisait beaucoup pour paraître à la hauteur. Sans doute trop : il redoutait par-dessus tout qu’on le soupçonne de favoritisme. Depuis deux ans, il était le gendre de Merillac. Il s’imposait les mêmes exercices qu’au reste de la troupe, il prenait les quarts les plus tardifs. Et il soignait son allure en toutes circonstances, en coiffant ses cheveux bruns mi-longs, en se rasant de près, et en brossant toujours son uniforme avant ses rondes. Ses efforts payaient : les soldats de la maison forte d’Enguerrand appréciaient le locanentes. Moins que le chef de garde lui-même bien sûr, mais on ne pouvait guère prétendre à la renommée de Merillac : lui avait connu l’époque des batailles entre les provinces du Sud et il s’y était distingué.

Cassevar arriva à hauteur du cavalier.

― Enfant maudit, garde l’équilibre camarade !

Il plia les genoux et passa l’un de ses grands bras sous les épaules du messager qui menaçait de s’écrouler. Le pauvre gars était pâle comme la mort. Avait-il vu les orcs ? Ou seulement quelques flammes annonçant la présence de la Horde qui, depuis des semaines, déferlait sur le pays ? En tous les cas, la peur semblait le paralyser. Un instant, Hert hésita à lui demander confirmation. Il y avait une quinzaine d’hommes autour d’eux. Pas uniquement des soldats. Mais…

… Hémon d’Enguerrand a fait évacuer la populace, nous sommes les derniers…

… mieux valait être fixé vite.

― Les orcs, tu en es certain ?

Le messager demeura immobile un moment. Il ferma les yeux et, l’espace d’une seconde, quelque chose se joua derrière ses paupières.

Le fer des cuirasses et des haches. La vague mortelle sur les remparts d’Angerac.

Il hocha la tête mécaniquement.

― Des dizaines de Peaux-Vertes. Une avant-garde.

Il trembla de nouveau et hoqueta avant de reprendre.

― Ils nous sont tombés dessus sans… sans qu’on les voie venir.

― Que s’est-il passé ? Vous n’étiez pas prêts à vous battre ?

Le cavalier leva les yeux vers Cassevar.

― Même si on l’avait été, ils nous auraient massacrés. Ils étaient des dizaines. Ceux qui ont pu ont fui vers les montagnes. Les autres…

Il s’interrompit.

La mare de sang en un instant. Les cris… horribles.

Les soldats autour des chariots échangèrent quelques regards. Hert repéra des interrogations et surtout une peur lourde. Aucun n’avait jamais vu d’orc. Mais par l’Enfant maudit, ce que l’on colportait à leur sujet…

… verts sombres, hauts comme un homme et demi, larges d’épaules…

… cela faisait froid dans le dos. Pas étonnant qu’Hémon d’Enguerrand ait pris ses dispositions pour la population. Lui s’était montré prévoyant quand était arrivée la nouvelle du débarquement des orcs à Dionas, le port de l’ouest, et la progression de l’ennemi à travers le royaume, en direction des provinces.

Le locanentes n’eut pas le temps de réagir aux annonces du messager. Une voix claqua dans son dos.

― Reprenez votre tâche !

Tous se retournèrent. Sigmon Merillac se tenait dans l’ombre de la porte qui donnait sur la palissade sud. Comme à son habitude, il avait attaché ses longs cheveux blanc-gris au niveau de sa nuque. Il portait son uniforme bleu nuit de chef de garde. Malgré ses soixante-cinq ans et les rides qui couvraient son front, il entretenait sa musculature : à la lutte, il l’aurait encore facilement emporté contre n’importe quel homme du pays. Sa large moustache filait sous la commissure de ses lèvres. Il disait qu’il s’était marié ainsi et refusait de la couper. Même Hémon d’Enguerrand, disait-on, n’avait pu l’y forcer.

Sa voix grave avait résonné dans la cour. Aussitôt, les soldats et les paysans se remirent à empiler les caisses sur les charrettes. Ils n’avaient pas moins peur. Mais aux ordres du chef de garde, on réagissait en toutes circonstances.

Merillac désigna le messager.

― Hert, emmène celui-ci en cuisine et fais-lui boire un peu de bière noire, ça le requinquera !

Puis, comme certains lui jetaient des regards craintifs, il rugit.

― Et alors, quoi ? Vous n’avez pas vu les fumées à l’ouest il y a deux jours ? Ymer a brûlé ! Vous pensiez que les orcs obliqueraient vers le Ménil ? Qu’ils nous épargneraient ? Eh bien ravalez vos espoirs ! Le seigneur d’Enguerrand a mené le peuple vers les monts du Sommeil, c’est là que nous irons aussi ! Parce que ça nous permettra de rester en vie, tous autant que nous sommes.




***




Malek avait observé la scène depuis la fenêtre du scrimvero. Accolé à la bibliothèque installée dans la tour de la palissade sud, le lieu offrait une vue sur la cour, et permettait d’entendre tout ce qui s’y disait ou presque. Le prêtre lèniste n’avait rien manqué de l’arrivée du cavalier ni de l’échange qui avait suivi.

Par les trois dieux…

Il ne croyait pas aux prophéties catastrophistes de certains de ses pairs, qui voyaient dans l’invasion orque le signe d’une faute des hommes. Il avait assez lu et étudié l’histoire d’Olangar pour savoir que les guerres naissaient de la politique et non d’une quelconque volonté divine. Et pour avoir assisté au long conflit entre les provinces du Sud plusieurs années en arrière, il ne connaissait que trop bien les conséquences des batailles pour le peuple.

Cette fois…

Cette fois, ce serait pire encore. Si la moitié de ce que l’on racontait sur la Horde était vraie, ce serait comme si l’Enfant maudit lâchait ses chiens de feu sur le pays tout entier. À un peu plus de quarante ans, Malek avait toujours habité ici, parmi les petites gens, prêchant la parole de Diom et donnant les offices quand il ne se retirait pas dans la bibliothèque pour étudier et écrire. Depuis deux décennies, il le constatait, la communauté vivait paisiblement. Les soubresauts de la révolution d’Olangar, qui avait eu lieu quelque quatre-vingts ans plus tôt, paraissaient enfin céder la place à une période d’accalmie. Bien entendu, le risque de disette ne se trouvait jamais bien loin : dans les terres encore agricoles du Sud, il suffisait d’une mauvaise récolte pour faire naître les famines. De temps à autre, la diarrhée rouge faisait des ravages dans les campagnes. Et la possibilité d’un nouveau conflit entre l’une ou l’autre des provinces n’était pas à exclure. Cependant, bon an mal an, on vivait bien. Les paysans pestaient contre l’industrialisation galopante et contre ces grandes manufactures qu’on appelait de plus en plus fréquemment usines, mais grâce au progrès, ils s’équipaient désormais d’outils de meilleure qualité pour le travail des champs. On mangeait davantage qu’avant. On se soignait de mieux en mieux. Les enfants étaient moins nombreux à mourir en bas âge. Chaque fin de semaine, on dansait sur la place du hameau, et ces temps-ci, il n’était pas rare que de jeunes couples se forment.

Voir tout cela détruit. Voir les terres d’Enguerrand ravagées.

Malek ferma les yeux. Il avait prié longuement. Il avait imploré les trois dieux. Il avait scruté l’horizon des heures durant, en espérant qu’apparaissent au loin les bannières de l’armée royale d’Olangar. Mais, semblait-il, le chancelier Pierre d’Argencour garderait ses soldats derrière les murs de la capitale.

Si nous survivons à cela, rien ne sera plus pareil. Si des troupes ne sont pas envoyées pour protéger les provinces, le Sud haïra la capitale plus encore qu’aujourd’hui.

Mais l’heure n’était pas à imaginer l’avenir. Pas plus qu’elle n’était à la prière. Au pied de l’autel, les lamentations n’avaient pas été entendues. Ou alors, comme le martelaient certains prêtres, ce qui arrivait était la volonté des trois dieux. Il fallait penser au présent : entasser toute la nourriture possible sur ces chariots et fuir vers les monts du Sommeil où une grande partie de la population d’Enguerrand avait déjà trouvé refuge.

Malek se détourna de la fenêtre du scrimvero.

Face à lui se trouvait la table sur laquelle il avait noirci tant de pages. Et autour, la bibliothèque. Elle s’étendait sur toute la largeur des murs, grâce à des armoires taillées sur mesure. Deux ans plus tôt, le lèniste avait convaincu Hémon d’Enguerrand de l’élever sur un étage supplémentaire. La chose n’avait pas été très difficile : le seigneur aimait les livres presque autant que son prêtre. Il y voyait, disait-il, « la forge de l’avenir », tout particulièrement pour Andréan et Evyna, ses deux enfants.

Là, entre ces ouvrages qu’il ne laissait jamais se couvrir de poussière, Malek parvenait à une forme de paix intérieure. On le disait capable de dénicher un livre les yeux fermés entre ces murs et il en riait. Non, il ne le pouvait pas. Quoique… Peut-être. En tous les cas, la chose était vraie pour les ouvrages de psaumes et ceux qui concernaient la théologie. Il les avait lus et relus.

Et il y en a bien d’autres que tu trouverais les paupières closes. Les légendes d’Olangar dont tu t’inspires pour raconter les histoires du soir aux enfants d’Hémon et à ceux du hameau. Les récits de la création du royaume. Les poèmes de Ramelo. Les ouvrages scientifiques de Thorar d’Ambran.

Malek respira profondément, comme pour s’imprégner de l’odeur de la bibliothèque et du scrimvero, qu’il allait quitter sous peu. Bien entendu, malgré une excellente entente et une complicité de longue date, le seigneur n’avait pas laissé le choix à son prêtre. Celui-ci avait pourtant supplié.

― Juste quelques ouvrages, Hémon…

― Il n’en est pas question, Malek. La nourriture, les armes. C’est tout ce que l’on mettra dans les chariots.

― L’histoire de la province, celle de tes ancêtres…

― Non, ce qui est vital uniquement. Sinon le peuple pourrait croire que les livres passent avant lui. Cela me déchire le cœur autant qu’à toi, mais tu ne prendras pas un seul de ces ouvrages.

Malek traversa la pièce au pas de course malgré ses sandales et sa bure. Abandonner la bibliothèque. Le scrimvero. Tout cela… Il préférait ne pas y songer.




***




Ceannere, vous avez un moment ?

Hert sortait de la cuisine. Il avait aperçu Merillac dans le couloir sombre qui menait aux escaliers de la tour. Cela tombait bien : il tenait à lui parler. En public, Hert ne cessait jamais de lui donner du ceannere, le mot que les habitants employaient pour désigner le principal responsable militaire d’une place forte. Là, alors que personne n’était en vue, il aurait pu s’abstenir, mais le jeune soldat espérait que le chef de garde comprendrait : il souhaitait évoquer un sujet grave.

Le locanentes s’avança de quelques pas. Merillac avait supervisé toutes les opérations de dernière minute, mais pas seulement. Depuis le départ du seigneur d’Enguerrand, de ses deux enfants, et de la plus grosse partie des villageois, il s’était efforcé de maintenir un semblant d’existence entre les murs. Avec la fuite générale, tout était devenu silencieux. Pas de chants d’hommes et de femmes au labour. Pas de cris de gamins dans la cour. Pas de fracas de marteau sur l’enclume du forgeron. Pas de hennissements des chevaux aux écuries. Le néant les avait happés. Les odeurs aussi s’en étaient allées. Point de foin, de puanteur de fumier, ou de senteurs venues des récoltes. La maison forte et son village paraissaient avoir banni la vie, comme si les orcs avaient commencé le carnage avant même leur arrivée.

Ceannere, j’ai discuté avec quelques hommes. Fuir devant les Peaux-Vertes… pardonnez-moi l’expression, mais ça nous écorche la gueule.

Le chef de garde le reluqua de la tête aux pieds.

― Vous préférez attendre que les orcs vous écorchent tout court ? Vous n’avez pas entendu assez d’histoires ?

Hert secoua la tête de dépit.

― On sait. On le sait tous. Mais par l’Enfant maudit, il y a quelque chose à faire avant d’abandonner le domaine.

Dans la pénombre du couloir, le regard de Merillac s’alourdit. Durant un instant, le locanentes vit le beau-père et non plus le supérieur.

― Ce n’est pas la première fois qu’on doit laisser derrière nous la ville et la maison forte, insista le vieux soldat. Il y a dix ans, pendant la guerre des provinces, on l’a fait.

― Sauf qu’à l’époque, les mercenaires d’Aurémon ne sont jamais arrivés jusqu’ici. Mais les orcs débouleront dans quelques heures et on dit qu’ils brûlent tout sur leur passage. Cette fois, quand nous reviendrons des monts du Sommeil, il n’y aura plus rien. Tout cela…

Il n’acheva pas sa phrase. Instantanément, le visage de Merillac retrouva ses traits durs.

― Écoute-moi bien. On a parlé de l’armée des elfes qui accourait pour nous porter secours et elle n’est pas là. On a parlé des soldats du chancelier et ils ne sont pas là non plus. Alors merde aux oreilles en pointe et merde à d’Argencour ! La vérité, c’est que les orcs sont des milliers et que nous comptons péniblement une centaine de gars capables de tenir une épée. Si on restait, on se ferait tailler en pièces comme ceux d’Ymer et d’Angerac.

Il vit la lueur dans les yeux de son subalterne et désigna la raie de lumière au bout du couloir.

― Tant que les hommes et les femmes vivent, on peut rebâtir.

Il y eut quelques secondes de silence. Que Hert rompit.

― J’ai pensé à quelque chose, ceannere. Si vous voulez me suivre.




***

La suite mercredi prochain

PARTIE 2/5




6 commentaires:

Regina Falange a dit…

Merci pour ce cadeau, ça donne vraiment envie de découvrir l'univers et surtout vivement mercredi pour la partie 2 !

Lady K a dit…

Quelle fin frustrante! En tous cas c'est une bonne mise en bouche et cela donne envie de se plonger dans la série!

Dup a dit…

Mercredi est bientôt là !

Anonyme a dit…

Avec plaisir, écrire cette nouvelle a été très plaisant ! Merci de votre commentaire. Clément

XL a dit…

des bonus, MERCI

Olivier Bihl a dit…

Belle entée en matière