mardi 14 novembre 2017

Interview de Grégory Da Rosa - 3ème volet


En deux, trois réponses Grégory nous remplit un billet, voici donc le 3ème !
Le premier volet se trouve ICI
Le second







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— Des doléances ? m’étonnai-je, ma voix résonnant démesurément entre les piliers et les voûtes la salle du trône.

— C’est bien cela, sénéchal, confirma l’architecte Rodenteux, chevrotant.

— Mais, voyons, Jacques… Des doléances, maintenant, alors que la ville est assiégée ?

— Tout à fait, sénéchal. Deux dames de grande importance demandent audience.

— Deux dames, dites-vous ? Et qui sont-elles ? D’où viennent-elles ?

Rodenteux, qui se tenait sur les quelques marches de l’estrade, obliqua ses yeux ronds sur ma vieille personne alors que j’étais inconfortablement assis sur le faudesteuil jouxtant le trône. Il monta une marche de plus, se pencha, et murmura à mon oreille :

— Sénéchal, ces dames viennent d’un royaume étrange et étonnement puissant, gouverné par les livres, peuplé de héros, de prophéties et de mondes innombrables. L’on nomme leur royaume Book en Stock.

— Boucan Stoque ?

— Absolument, sénéchal, absolument.

— Mais où donc se situe cet étrange pays ?

— Partout et nulle part à la fois, sénéchal, m’avoua-t-il d’un timbre étrangement aigu. Et c’est bien cela qui le rend puissant ! Ce royaume tout entier voyage de monde en monde, utilisant les manuscrits pour plonger en des univers que nous ne connaissons point encore. Mais sachez en tout cas qu’elles connaissent déjà tout de nous, c’en est effrayant ! Ce jour d’hui, justement, ces deux vénérables dames ont choisi la ville de Lysimaque pour visite. Comprenez ma pensée, sénéchal. Comme nous sommes en guerre, et étant donné notre situation pour le moins… menaçante – si vous me permettez cet euphémisme – je me suis dit qu’il serait bon de ne pas dénier le soutien d’un royaume tel que celui-là…

— Je comprends, Rodenteux. Je comprends.

— Dois-je les faire entrer ?

— Bien sûr, Rodenteux, bien sûr !

Le bonhomme se redressa tout à coup, pivota en direction du portail clos, tapa deux fois dans ses mains. À ce geste, l’ours Roufos, notre bon héraut d’armes, logé dans l’angle tout au bout de la nef, ouvrit les portes et beugla pis qu’un crieur public :

— J’annonce la dame Dup, duchesse Inette ! et la dame Emma, duchesse Phooka !

Alors les deux convives apparurent sur le seuil, la première vêtue d’une longue cotardie émeraude, aux franges et brocarts verts, tandis que la seconde arborait une houppelande plus blonde qu’un champ de blé au soleil, toute brodée de fils d’or.

Je me levai incontinent, descendis les marches de l’estrade et m’approchai pour baiser la main de mes deux invitées.

— Soyez les bienvenues, mes dames, déclamai-je. Puisse le séjour en la capitale vous être agréable. Mais dites-moi, ma curiosité est piquée au vif ! De quoi souhaitez-vous m‘entretenir ? Je suis tout ouïe.

Puis, soudain confus par mon manque évident de politesse, je proposai :

— Oh ! J’oubliais, mes dames : une coupe de vin, peut-être ? Je vous rassure, point n’est-il empoisonné. Enfin… je… je ne crois pas.





Bonjour
Je voulais te demander si tu jouais avec des chevaliers petit et que tu essayais de recréer des aventures inspirées de cette époque mais d'après ce que tu as déjà parlé ce n'est pas ça. ..
Je voulais aussi te dire que j'aime le langage que tu utilises.
Envisages-tu d'en faire ta marque de fabrique pour des histoires autre que cette trilogie?

Bon dimanche.


Rab de Ramettes :))

Re-bonjour (les vénérables vous pouvez intercaler avec d'autres questions!)
Penses-tu qu'après la trilogie tu écriras un "prequel" ? Est-ce que tu veux rester dans cet univers que tu as créé ? Bon là tout dépendra de la fin de la trilogie je suppose...


Grégory :


Bonjour Ramettes !

Voilà une question bien originale ! Enfant, je n’ai que très peu joué avec des chevaliers, dragons ou châteaux. Tu n’as pourtant pas à rougir de ta question, car même si mes jeux ne s’orientaient pas vers le Moyen-Âge, ils s’orientaient pourtant vers ce que l’on peut rapprocher du Jeu de Rôle Grandeur Nature.

Pour cela, faisons un petit voyage dans le temps, et découvrons un peu mon enfance, en Champagne Ardenne, dans le vaste jardin de mes grands-parents. Je me souviens de ces mercredis après-midi, après l’école, en compagnie de mes cousins et cousines (Il nous arrivait d’être jusqu’à 13 petits enfants à investir le jardin, une vraie petite armée !). Il se trouve que je suis également l’ainé de tout ce petit monde. Mon âge m’a peut-être donné une sorte de responsabilité, de devoir : celui d’amuser mes cousins et cousines. Je m’échinais donc à créer tout un tas de jeux pour les occuper, les plus jeunes ayant alors 4 ans, les plus âgés 11-12 ans. Mon grand-père, en plus de cela, avait eu la géniale idée de nous retaper une vieille caravane qui se dresse aujourd’hui encore fièrement sur la pelouse, enchâssée entre les sapins et les thuyas. Imagine-donc ! Une cabane dont rêve n’importe quel gosse (version caravane) pour les 13 mouflons que nous étions. Les jeux n’y manquaient pas. Nous imaginions la caravane comme un vaisseau capable de se transformer tantôt en avion, tantôt en camping-car, parfois en navire, parfois en sous-marin. Un vrai « bus magique » ! Et j’entraînais mon petit monde dans mon imagination, prévoyant pendant la semaine les quêtes que j’allais donner le mercredi suivant, par groupe de 3 ou 4 cousins/cousines. J’avais d’ailleurs préparé un « Livre des ombres » (Charmed étant très en vogue à cette époque !), qui trônait sur la table de notre caravane. Je rédigeais des semblants de poésies censées évoqués des incantations magiques capables de nous sauver de situations mortelles. Je dessinais déjà des cartes, y traçais des pointillés dans le seul but de prévoir les destinations imaginaires de notre caravane magique. Je surlignais ensuite ces pointillés méticuleusement afin de marquer notre avancée dans cet univers fabuleux. Je me souviens aussi qu’on arrachait les feuilles des noisetiers (Papi n’était pas très content !) et nous prétendions qu’il s’agissait de billets de grande valeur ; les seuls billets, d’ailleurs, à pouvoir être utilisés dans ce monde parallèle.

Tout ça pour dire, en y réfléchissant bien, que j’avais déjà, sans le savoir, une âme de rêveur, de bâtisseur d’univers, de joueur et, aussi, de maître du jeu. Certes, point de chevalier, mais des mondes en pagaille ! :D



Pour en revenir au roman, je suis heureux que tu apprécies le langage utilisé. Il est propre à Sénéchal, et je ne pense pas l’utiliser pour les prochains romans (sauf si je souhaite y donner un côté historique relativement poussé).

En vérité, le langage utilisé dans Sénéchal se veut parfois historique, car je voulais que le lecteur pense, peu ou prou, arriver dans un roman dit historique. Car Sénéchal, c’est de l’histoire. Pas la nôtre, en effet, mais l’Histoire du monde créé. Philippe Gardeval, qui sait ?, deviendra peut-être un personnage historique pour des hommes et des femmes vivant dans le même univers mais deux ou trois siècles après lui ? Tout comme Chrétien de Troyes, pour nous, en est un aujourd’hui ? Et il paraît bien évident que le phrasé du sire de Troyes n’est pas exactement celui que nous utilisons aujourd’hui. La langue a évolué. Et c’est justement sur cette subtilité que je voudrais, à terme, jouer.

Car il est dit dans le roman que Philippe Gardeval rédige ses carnets (son journal intime, en quelque sorte, ou ses mémoires officieuses, pourrait-on dire). Il n’est donc pas impossible que ces fameux carnets traversent les âges et entrent un beau jour en possession d’un homme ou d’une femme vivant 300 ans plus tard (et qu’il est, lui aussi, besoin de notes de bas de page pour comprendre ce langage désuet :D ).

Ce qui me permet de répondre à ta dernière question : Sénéchal est déjà le préquel (aussi saugrenu que cela puisse paraître). L’idée d’écrire un roman-monde était mon but premier, avec de multiples points de vue, une narration à la troisième personne, foultitudes de royaumes et d’empires, le tout relié par une intrigue globale (Après tout, pourquoi le monde est-il plat, bon sang de bonsoir ? Il nous faudra bien le découvrir un jour, non ? :D ) Mais la tâche, pauvre de moi, me paraissait alors bien trop complexe. Du moins, avec ma petite expérience maigrichonne d’écrivaillon en herbe. J’ai donc délaissé un temps l’écriture de cet ENORME roman pour me consacrer à une petite histoire se déroulant bien avant, en le royaume de Méronne, et ce par simple entrainement. Sénéchal pose donc les bases d’une petite partie de l’univers : le royaume Méronne, qui n’est que l’un des cinq royaumes humains du continent de Varme ; la Plaine Céleste comptant en tout et pour tout quatre continents… et encore un peu au-delà, quelque part dans… mais… enfin… « Chut, chut, chut… ! ».

Ainsi, je répondrai : « Oui, j’ai bien l’intention de rester dans cet univers. Il y a encore tellement de choses à découvrir ! »


Olivier :

Bonjour Grégory, quelle introduction, j'ignorai que nos précieuses étaient de si haute lignée et qu'elles possédaient la machine à remonter le temps...version Retour vers le Futur lol Je commence à peine le tome 1 et sans avoir lu les premiers échanges ci-dessus, mon premier sentiment, que tu confirmes dans une de tes réponses, c'est que je me retrouve dans un cycle très proche de Naudin et de Roberte Merle (la famille Siorac...étonnant que l'on voit ici dans ce premier tome de certain Soriac...)mais évidemment en mode plus fantasy et ce ton décalé que tu utilises ; vieux françois et vocabulaires plus récents est un vrai plaisir pour le lecteur. Comment expliques-tu que ces récits très "capes et épées" soient à ce point omniprésent dans tes premiers livres mais aussi chez tant de te confrères ? Ce qui n'est pas déplaisant d'ailleurs.


Grégory :


Bonjour Olivier ! C’est un plaisir de te lire ! Si, en plus de ça, c’est pour me dire que tu ressens l’influence des sires Merle et Naudin, alors me voilà fort aise, sache-le ! Ceci dit, je me dois de rétablir la vérité. La proximité entre Siorac (Fortune de France) et Soriac (Sénéchal) est purement fortuite. Fortuite certes, mais loin de me déplaire.

J’en viens à ta question sur la forte présence de ces récits dit « de Cape et d’épée » dans les créations actuelles. Je mentirais en disant que j’ai beaucoup réfléchi à la question avant que tu ne me la poses. Tu soulèves donc un point très intéressant qui m’a fait un brin réfléchir.


Premier point, en ce qui concerne le roman de « Cape et d’épée », disons qu’il est de par son origine considéré comme étant un genre à part entière, qui plus est qualifié de populaire. Et l’on sait bien que ce qui est populaire (que ce soit bon ou pas, la question n’est pas là) a la merveilleuse faculté de se répandre comme grains de sable sous le vent ! Ça plait ou ça déplait, mais ça parle, ça vit, ça déchaîne !

De plus, sans en être un spécialiste incontesté, je peux dire que l’on doit son origine à la Comedia de Capa y Espada, genre dramatique du théâtre espagnol au XVIIe siècle. Des origines que Sénéchal ne peut, en vérité, décemment renier ! En effet, n’a-t-on pas dès la première page du premier tome cette phrase un tantinet allusive : « Trois coups cognèrent la porte de ma chambre… », qui nous rappelle, au théâtre, (et c’est bien volontaire de ma part) les trois coups retentissant contre le plancher de la scène et visant à attirer l’attention du public avant le début de la pièce ? Dans cette même idée, la construction du roman est ainsi faite : chaque chapitre, égrené en fonction des heures canoniales, nous rappelle la succession de scènes de théâtre, et chaque partie scindée en « journée » nous en évoque un acte. Sans parler des tirades de mes fols protagonistes qui, elles aussi, confinent parfois plus au monologue purement théâtral qu’au dialogue que l’on pourrait qualifier de « normal ». Sans parler non plus de ces chapitres qui se déroulent quasiment tous en un lieu donné et fermé (espèce de huis-clos dans le huis-clos) et dont les changements de décor ne surviennent que dans la scène (ou plutôt le chapitre, devrais-je dire) qui suit. Cette théâtralité quasi omniprésente traduit peut-être mon engouement ressenti lors de mes maigres – mais très plaisantes – expériences en tant que comédien amateur dans un atelier théâtre au lycée, puis dans une troupe de théâtre auboise.


Deuxième point, le roman de Cape et d’Epée suit peu ou prou un schéma de base : des incidents à la pelle, des héros toujours dans la panade, des quiproquos en tout genre, des trahisons, des scènes rocambolesques, des personnages nombreux au caractère toujours affirmé, jamais dénué de motivation (bonne ou mauvaise). Ce qui, avouons-le, fait tout le sel de ce genre de roman et arrive comme du véritable pain béni, tant pour les auteurs que pour les scénaristes, car il captive ! Quand on sait que le roman de Cape et d’Epée fait de surcroît intervenir un contexte historique ou pseudo-historique, il ne restait donc qu’un pas de plus à franchir pour que les auteurs de l’imaginaire, et surtout de fantasy, se l’approprient !


Pourtant, le genre évolue, ou a évolué ! Cette évolution, à mon humble avis, participe grandement au fait qu’on retrouve autant ce genre de récits à présent. Je me dois de te prévenir, cher Olivier, ma folle digression commence ici.

Quand il était question, chez Dumas par exemple, d’opposer les intrépides mousquetaires aux intrigants Richelieu et Milady, et donc de faire une sorte de lutte entre le Bien et le Mal, ou du moins (si je modère mes propos) de lutte entre la cause noble et la cause perfide, chez les auteurs actuels, cette lutte perd de sa force, voire disparaît. Les personnages ne se battent plus pour « LA » seule et unique cause honorable, mais pour « DES » causes souvent bien moins utopiques, qu’elles soient politiques, familiales, personnelles, marchandes, militaires, etc. Bref ! La grande et noble cause meurt, et laisse place aux petites causes individuelles. Laquelle est vraiment bonne ? Laquelle est vraiment mauvaise ? Tout est alors question de point de vue, et seule notre sensibilité envers les personnages décidera du fait que nous voulons que tel protagoniste l’emporte ou que tel protagoniste perde. On peut dire sans trop se tromper que la lutte manichéenne (ou pseudo manichéenne) ne parle plus (ou bien moins) aux lecteurs aujourd’hui qu’auparavant. En revanche, les luttes fratricides, de pouvoir, d’amour, d’égo, si ! Ainsi, le roman de Cape et d’Epée est toujours présent dans sa forme, c’est un fait, mais un brin différent dans le fond. Même les héros, ces bougres, se mettent à accomplir des actes mauvais ! Pourquoi ? Peut-être parce que ce non-manichéisme présent dans les romans d’aujourd’hui nous évoque plus facilement, comme un écho lointain, ce que nous vivons, nous, chaque jour. L’identification est d’autant plus forte, et ce malgré l’univers fictif parfois bien loin de notre réalité.

Prenons des exemples concrets.

Mon quotidien, après tout, tout comme celui de toutes et de tous, n’est pas fait de sempiternel combat entre le Bien et le Mal, mais de luttes personnelles. Quelles sont-elles ?

Luttes professionnelles, notamment, ou plutôt, luttes visant à gravir la satanée hiérarchie sociale. Me concernant, je dirais qu’il m’a fallu batailler plus d’une fois et comme un beau diable pour obtenir un travail, symbole de réussite dans notre société, et ainsi avoir l’impression de m’insérer, de trouver ma place, d’être utile à ladite société. Si je fais un bref parallèle entre mon roman et ma vie réelle, ne serais-je alors qu’un gueux souhaitant accéder à la noblesse ? Le chômeur de la roture voulant accéder au noble statut de travailleur. Il n’y a aucun combat entre le Bien et le Mal là-dedans, juste un combat personnel que j’ai livré. Philippe Gardeval aussi.

Autre exemple : mon quotidien est aussi fait, parfois, de mésentente familiale. Ce sur quoi jouent très bien certains auteurs, d’ailleurs. Prenons donc l’exemple très connu et très parlant du Trône de fer qui oppose sans cesse des grandes familles les unes contre les autres, et ce sans distinction franche entre le Bien et le Mal. Ces familles, en public, sur leur scène aristocratique, donnent volontiers le sentiment de faire front commun, d’être unies et indivisibles face à la maison noble adverse, mais, en-dedans, chaque membre (frère, sœur, père, mère, cousin, …) ressent toujours et inévitablement une inimitié presque irrationnelle envers un autre membre de sa propre famille. Là encore, la lutte entre le Bien et le Mal n’intervient pas. Il n’est question que de points de vue, de sentiments, de passés tumultueux qui mènent à la rancœur ou à la gratitude. Même les Marcheurs Blancs, seuls éléments à pouvoir évoquer le manichéisme si habituel au roman de fantasy, pendant la majeure partie de la saga, ne sont là qu’en toile de fond. Pourquoi ? Pourquoi tant s’attarder sur les querelles entre maisons nobles et entre membres d’une même maison ? La réponse tient peut-être dans le fait que cela parle sans doute plus efficacement, et plus concrètement, de nous, même « de loin » ? N’est-ce pas cela qui nous fait tant adorer les Stark et tant détester les Lannister, ou inversement ? N’y retrouvons-nous pas ce que nous adorons détester, ou ce que nous détestons adorer dans la vie courante ? Cela ne nous donne-t-il pas une sorte de libération, de stimulation en découvrant pareils thèmes retranscrits de manière romanesque plutôt que de manière réelle ? Cela ne brise-t-il pas, sous couvert de récit fictionnel et imaginaire, un tabou qu’on n’aime que peu admettre dans notre quotidien : celui d’aimer les conflits, de les provoquer, de critiquer son prochain, de lui vouloir du mal, d’en être jaloux ? Ce choix narratif ne reposerait-il pas également, en poussant le parallèle un peu plus loin, sur notre façon de vivre parfois trop pesante, sur la pression sociale qui nous pousse à posséder de belles voitures, de belles maisons, aux belles façades, aux beaux jardins qu’on exhibe en signe de réussite et de bonheur, tout en apparence, aux voisins et comme preuve de famille indivisible et parfaite, ou peu s’en faut ? La réalité, bien sûr, est souvent tout autre. Les disputes au sein du foyer familial sont, hélas, inéluctables, mais on les cache. Qui peut se targuer, dans la réalité qu’est la nôtre, de ne pas avoir un oncle, une sœur, un parent à qui il ne parle plus depuis des mois ou des années, et ce pour des motifs parfois imbéciles, tordus, financiers, de jalousie, etc. ? Eh bien, n’est-ce pas justement ce genre de sujets, ceux qui invoquent notre vie réelle mais mis en scène dans un récit imaginaire, qui, présentement dans le Trône de Fer, provoque cette folle addiction ? Nous aimons les reflets fantasmés, exagérés, gonflés, poussés à l’extrême de notre vraie vie, répondant à notre voyeurisme inavouable et inavoué, à nos basses pulsions, à nos brefs instants de sadisme et à notre goût difficilement avouable pour la catastrophe, la tragédie et le mélodrame. De fait, toujours dans le cas du Trône de Fer, sommes-nous vraiment capables de dire si nous avons détesté ou adoré la scène des Noces Pourpres ? Sommes-nous capables de dire si nous avons adoré ou détesté l’assassinat de Tywin Lannister par son propre fils ? Sommes-nous capables de dire que nous avons aimé la mort, le fratricide, l’inceste, que nous les attendions à chaque tome ou à chaque épisode et que nous voulions absolument les voir, et en détails ? Dans la vraie vie, assurément pas. Mais en fiction, c’est une autre affaire.
Encore un autre exemple : mon quotidien, également, est fait de lutte politique, et ce sans même avoir le besoin d’être politisé, d’ailleurs ! Nous sommes abreuvés chaque jour par les médias de tout bord : tantôt buvons-nous à grandes goulées les tensions géopolitiques qui malmènent telle ou telle région du monde, tantôt nous parle-t-on des scandales qui éclaboussent tel ou tel politicien ou riche homme d’affaire (fraude fiscale, harcèlement sexuel, abus de confiance, détournement, pot de vin par de grands lobbyistes). Et, encore une fois, certaines œuvres en font écho, « de loin », sans pour autant en faire leur cheval de bataille ni un sujet de dénonciation, certes, mais cet ancrage (inconscient ou non) de notre réalité dans la fiction plaît, parle au lecteur, le raccroche à une vérité qu’il préfère, peut-être, croiser dans un voyage plus romanesque que réel. Prenons donc l’exemple de Gagner la Guerre de Jean-Philippe Jaworski qui, encore une fois « de loin », nous évoque sans même que nous nous en rendions compte, ce que nous voyons, lisons, entendons tous les jours. Dans ce roman, où la guerre officielle est terminée, où la paix est censée régner sur une république apaisée, les coups bas et manigances retorses sont légions. On soudoie, on assassine politiquement, on fraude, on manipule toujours dans l’ombre, mais on sourit toujours en public ! Mais si nous grattons un peu, n’avons-nous pas parfois le sentiment (à cause de cette médiatisation à outrance, de cette presse à sensation, de cette corruption dans l’ombre du pouvoir) d’être dans un contexte approchant (à gros traits) celui dépeint dans Gagner la Guerre, nous, vivant dans un pays de paix apparente, mais où parfois tout semble assujetti à une justice à deux vitesses, à des passations de pouvoir entre des grandes familles politiques inébranlables, à de simulacres d’élection et de légitimation illégitime due à une abstention record, à des négociations cachées n’ayant pour unique sujet l’ambition personnelle du politicien élu plutôt que celui de la défense des droits du peuple ? La résonnance est là. Peut-être ténue, certes, mais elle est là. Et elle nous parle très bien en tant que lecteur, consciemment ou pas. Disant cela, évidemment, je n’émets pas de vérité absolue, je ne dénonce pas, ni n’expose d’opinion politique, non. Je parle du climat que nous imposent sans cesse ces tensions et ces scandales politiques médiatisés à foison et qui, j’insiste, sans que nous nous en rendions compte, trouvent aisément un écho dans les intrigues des romans d’aujourd’hui. Même si Jean-Philippe Jaworski, pour la rédaction de Gagner la Guerre, dit avoir voulu retranscrire les préceptes de Nicolas Machiavel (et je le crois volontiers !), il n’empêche que ces mêmes préceptes, même vieux de 500 ans, résonnent toujours aujourd’hui, et si le roman a si bien trouvé son public, c’est peut-être plus (hors le talent indéniable du conteur et la virtuosité de l’intrigue) pour la résonnance inconsciente que le récit a été capable d’engendrer en accord avec notre contexte politique réel qu’avec celui du XVIème siècle.
Bref, tout ça pour dire que le roman de Cape et d’Épée a toujours le vent en poupe, mais connaît les légères mutations propres à notre époque. Plus de lutte manichéenne, mais des luttes personnelles parfois immorales et si bien incarnées par ces personnages hauts en couleur qu’elles permettent, selon moi, l’identification. Nous sommes des êtres faillibles. Il faut des personnages faillibles. Et les romans de Cape et d’Épée, avec leurs imbroglios constants, leurs trahisons et situations folles, permettent assurément de donner vie à tout ça.


Ah ! Ainsi, je gage, mon cher Olivier, que tu es en train de te dire : « Mais que me raconte-il, ce fol dingo ? Je parlais de Cape et d’Epée ! Et voilà qu’il part dans un grand délire Jean-Claude Van Dammesque ! » Et tu as sans doute raison. D’ailleurs, mon analyse est peut-être fausse, hors sujet, sujette à débat, et c’est tant mieux. Elle ne résulte que d’une réflexion à chaud, sans vrai recul et sans structuration, mais elle a sans doute le mérite de poser certaines questions (du moins je l’espère).


Je terminerai par mon dernier point : ajoutons à tout cela le fait que le roman de Cape et d’Épée a un caractère très feuilletonesque. Les chapitres se terminent sur une phrase annonçant un chamboulement majeur, un changement de paradigme, un développement nouveau. Ils tiennent en haleine. Même les fins de volume sont souvent d’insoutenables « cliffhangers ». Ils répondent à une attente du public (ou à une mode) qui est aussi très bien portée par un autre support : les séries télés. Ainsi, vu le développement non négligeable de ce format sur petit écran, qui prendrait presque le pas sur le cinéma à en croire certains, et l’engouement qu’il suscite, il n’est pas incohérent, à mon sens, que le roman de Cape et d’Épée ait encore de quoi plaire et inspirer !
Sur ce, il est temps que je cesse mon bavardage ! Puisse ma réponse avoir été à la hauteur de ta question (qui n’était pas si aisée !).

2 commentaires:

Phooka a dit…

Bonjour Grégory

En tant que jeune auteur, est ce que "la vie d'auteur" correspond à ce que tu imaginais?
Qu'est ce qui t'a le plus surpris, plu ou déplu?

Nahe a dit…

Bonjour,

je reviens après avoir refermé Sénéchal et avec grande envie d'attaquer la suite !

Tu as évoqué ton quotidien et ton travail avec Olivier : ce travail a-t-il un rapport avec la place que le médiéval occupe dans ta vie ? Ou tout le contraire ?