vendredi 4 janvier 2013

TEMPS ÉCARLATES / 1 et 2 de Thierry Brun





CHAPITRE 1




« Je confirmerai », avait-il dit quand elle lui avait fixé rendez-vous.

Il avait confirmé.

L’esprit confus, Charlotte buta à la porte de la brasserie. Son regard balaya l’intérieur cosy du débit de boisson masqué par la banalité de sa façade. Après quelques secondes d’hésitation, elle pénétra dans l’établissement désert et s’immobilisa près du comptoir qui semblait envoyer à l’infini sa ligne de zinc.

Elle devait le chercher. Des pistes s’ouvraient en éventail sur sa droite. La première conduisait à une surface proche de la rue, encombrée de chaises à barreaux qui enfermaient de petites tables.

Il n’était manifestement pas là. Une autre desservait des tables plus grandes, rectangulaires, dédoublées par leurs reflets dans de hauts miroirs. Elles étaient vides.

Charlotte avança de deux pas et repéra une extension inattendue de l’espace.

Rouge.

Elle entra dans le pourpre poudré des velours tendus sur les banquettes. Elle dut attendre que sa perception revienne de l’image d’un théâtre baroque à la réalité de la brasserie. Elle posa une main sur l’amorce d’une balustrade, suivit la courbe insolite du décor. Au bout, dans un angle peu éclairé, une chemise blanche, un téléphone portable et son visage d’ange.

Ses yeux de fille, aux longs cils.

La face exposée du monstre.

- Votre proposition m’intéresse.

- Votre candidature m’intéresse.

Elle s’assit, le dévisagea comme si la perfection de ses traits pouvait donner un indice de la noirceur de son âme. Il ne cilla pas, se prêta à l’examen, afficha une mine patiente.

Une femme affairée passa dans la rue, releva la tête dans un brouillard de cheveux, trouva son regard, à lui. L’inconnue se figea, puis salua timidement. Il la soulagea en lui tournant ostensiblement le dos.

Charlotte enregistra ce moment comme une piste possible, une preuve de son pouvoir.

« C’est dur, parfois », commenta-t-il.

Elle le questionna, et il ne se déroba pas, répondit. L’attitude dégagée. Il ne recherchait aucune approbation, enchaînait avec une aisance étonnante, comme pour charger de motifs un rideau qu’il placerait entre eux. Pourtant, elle sentait qu’il lui parlait, et qu’il la voyait.

- Vous exagérez.

- Non, jamais.

- Dix ans. C’est long. Comment échappez-vous à la police ?

- Ils ne me cherchent pas aux bons endroits. Je suis libre. Alors, je tue. Toujours.

- Vous chassez, comme là-bas, en Serbie, et vous tuez, après, parce que vous êtes déçu.

- Oui, si vous voulez.

- Et… vous croyez en mon projet ?

- Non. Mais il m’intrigue. J’ai lu deux trois trucs sur vous. Vous n’avez pas que des amis, mademoiselle Cardier. Votre communauté rejette vos thèses.

- Je ne pense pas appartenir à une « communauté ». Quant à mes thèses, je les étayerai, grâce à vous.

- « Déraciner un événement traumatique gravé dans l’inconscient, où il est censé affecter de façon négative notre pensée consciente, nos désirs et nos actions. »

- Félicitations. Ou, si vous voulez, défaire un lien au monde quand il est pétrifié, pour le refaire, vivant. Comme sortir de prison, s’évader pour rompre avec son passé toxique.

- N’essayez pas de me manipuler, Cardier. Pas un mot sur mon évasion.

- Vous êtes trop intelligent pour ça… Je ne veux que mettre en place mon protocole.

- Merci, mais je crains que vous ne soyez traitée de folle.

- Nous serons deux… Si vous n’adhérez pas, pourquoi accepter alors ? Vous expiez ?

- Pas vraiment, rit-il en regardant soudain au-dessus de son épaule.

Reflet d’une blondeur échevelée.

La femme de la rue. Accoudée au comptoir, s’y raccrochant, consciente, c’était à espérer, songea Charlotte, que l’objet de sa fascination ne lui voulait aucun bien. Elle devait sentir que ce n’était pas normal, une telle attirance. Mais elle était rentrée dans la brasserie pour prolonger le combat, quêter le regard de l’ange.

- Ça commence souvent comme ça ? Elles viennent à vous ?

- Oui, vous le savez bien. Ne prenez pas ce ton avec moi.

- C'est-à-dire ?

- Ne perdons pas de temps dans ces jeux de séduction. Je n’ai pas à vous plaire. Je n'ai rien à prouver, et vous non plus. Vous savez tout du processus qui les amène à moi. La presse en a assez parlé.

Pour faire diversion Charlotte manipula inutilement son appareil enregistreur, singea la professionnelle
concentrée sur son sujet. Elle n’avait pas grimacé. Elle ne s’attachait pas à la toile de fond qu’il peignait, un 
entrelacs de mises en garde sur la doublure sombre de toute chose, de pronostics sur les souffrances du 
monde. Ce n’était pas de l’indifférence à ce qu’il disait. Il ne lui laissait aucune place active dans leur 
dialogue.

Il prit congé à la fin d’une phrase. Soudain pressé. Il croisa la groupie, la dépassa sans la voir. Celle-ci 
tangua sur son passage, et, de toute évidence déconnectée de la réalité, lui emboîta le pas.

- J’attends que vous me rappeliez…

Charlotte guetta un assentiment, sans le quémander. Ce n’était ni une question, ni une affirmation. Quelque chose pour s’effacer. Elle aurait voulu être déjà hors champ et ça la tétanisait.

Avant de disparaître dans la rue, il leva le bras, esquissa un geste pour signifier qu’il avait entendu.

La blonde le suivait.

Charlotte eut la vision d’une brebis guidée par le loup.

Celui-ci s’enfonça dans la nuit.

Dans les jours, les semaines.

Piste, ligne de sang…

Et puis un jour, il accepta l’expérience.


CHAPITRE 2


Il restait immobile, seuls les mouvements de sa cigarette indiquaient un état d’éveil.

- Vous semblez tellement inquiète. Et ça vous gêne, n'est-ce pas ? Votre empathie vous coûte.

- A votre tour de ne pas jouer. J’ai retenu votre leçon.

- Touché ! Je voulais juste vous dire que la souffrance des autres, vous n’y êtes pour rien Charlotte.

- Je me sens responsable, toujours, c’est vrai.

- Descendez de vos principes.

- Et ?

- Animale. Cessez d’intellectualiser. Vous passez votre temps à fuir les peurs, les dangers. Ce n’est pas le baume qui est salutaire, c’est la violence. Une mise en phase avec le mal. Le scruter, de face. Arrêtez de vouloir envelopper ceux que vous aimez d’une cuirasse. Ils ne s’en portent pas mieux. Ils étouffent. Bon, on commence ?

Il rendit les documents de décharge médicale signés. Sidérée d’avoir été mise à nu en quelques mots, Charlotte s’en empara, les relut pour se donner une contenance, puis quitta son bureau. Elle prit un ton docte.

Reprendre le dessus. Ne pas mettre en péril la force d’agir.

- Vous comprenez ce que vous avez paraphé ?

- Parfois vous êtes nulle, toubib. Je sais ce qu’il y a à savoir sur les neurosciences cognitives.

Il s’allongea, ouvrit lui-même sa chemise, tendit le cou comme un enfant pressé d’en finir.

Il ferma les yeux. Ses longs cils caressèrent l’air.

Charlotte inspira profondément.

Tant de beauté en un seul homme…

Il sourit comme s’il goûtait un plaisir trouble.

Elle refusa en bloc ce simulacre d’acceptation muette. Alors, elle parla du protocole, empila des mots comme domaine de recherche, mécanismes neurobiologiques, cognition, perception, langage, mémoire, émotions. Puis, comme il se contentait d’être beau, fragile, et dans un total abandon, elle insista avec rage : psychologie non affective, imagerie cérébrale, modélisation, suspension temporaire de la conscience, sensibilité douloureuse, drogues anesthésiques.

Elle s’absorba dans la mécanique des gestes professionnels, vérifia les cathéters, décacheta le tube renfermant la solution sédative hypnotique, benzodiazépines, à 20% imidazopyridines.

- Respirez…

- Je n’ai pas peur, toubib.

- Bien sûr… Je vais vous accompagner… Respirez lentement… Voilà… L’injection se passe bien…

- Nous parlerons de mes rêves ?

- Nous allons en fabriquer un tout neuf, vous serez comme le peintre qui naît dans les choses qu’il représente.

- Rien n’est neuf.

- L’amour l’est. Toujours.

Flash.

Contact.


La suite vendredi 11 janvier ;)


2 commentaires:

Céline a dit…

Quoi ?
...
Une semaine mais c'est abominable !!!!

Thierry Brun a dit…

Ces chroniqueuses sont des sadiques.
Je vous le dis !
Th